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La science n'est pas la technique

L

a confusion est souvent entretenue entre science et technique. En particulier, les médias ont fréquemment tendance à présenter sous la rubrique d'émission scientifique des reportages sur la technique, d'ailleurs éventuellement réduite à ses effets immédiatement visibles, de préférence à ses effets spectaculaires. Il y a une double raison à cela. D'abord, on pourrait caricaturer en disant que si la technique est visible à en être spectaculaire, la science est, quant à elle, invisible. La première  se manifeste immédiatement à la sensibilité (même et surtout si son intelligibilité est hors de portée du spectateur ou de l'utilisateur), la seconde n'existe qu'en tant qu'elle peut faire l'objet d'une ré appropriation de chacun (qui s'y frotte) par la pensée. Ensuite, la science étant élaboration, elle n'a aucune immédiateté à offrir en spectacle : ouvrez au hasard un livre de mathématiques ou de physique, la page ouverte ne peut faire l'objet d'une appréhension suffisante pour qui n'a pas parcouru tout le cheminement qui y menait. A cela s'ajoute éventuellement un enjeu de pouvoir qui conduit à entretenir plus ou moins volontairement la confusion.

Les positions de la science et de la technique sont radicalement différentes, voire opposées, sur certains points. La technique vise l'efficacité, et non prioritairement la connaissance, alors qu'on pourrait inverser les termes en ce qui concerne la science. Or, contrairement à un présupposé naïf, l'efficacité ne repose pas nécessairement sur la connaissance des phénomènes réels. Il apparaît même que dans certains domaines une bonne dose d'ignorance soit la condition de l'efficacité. De plus, les explications données pour justifier l'efficacité d'une technique peuvent très bien être fantaisistes (vous pouvez toujours danser pour amadouer le dieu du ciel afin d'avoir de la pluie, ça finira toujours par fonctionner tôt ou tard). Et ce caractère fantaisiste n'est pas nécessairement réservé à des techniques "primitives". D'autre part, si la science a la prétention de viser l'être (même quand elle a conscience de ne pas pouvoir viser l'être-en-soi), la technique au contraire vise à réaliser ce qui n'existe pas encore, donc aspire à donner l'être au non-être.

La technique précède la science

Si l'animal est muni de manière innée d'un savoir-faire (l'instinct) qui lui permet de faire face de manière variable (allant du très efficace et très adapté au franchement inadapté), l'homme est à peu près totalement démuni à ce sujet, et ne trouve guère de réponses toutes faites en lui. Il lui faut donc inventer les réponses à apporter à sa situation dans des environnements qui peuvent être assez divers. Il lui faut fabriquer des dispositifs, des objets, pour simplement parvenir à survivre. L'homme n'aurait donc aucune chance de survie s'il ne possédait une telle capacité. Aristote prend alors soin de distinguer l'action de la création. Tout être vivant est susceptible d'action. La création, quant à elle,  est spécifiquement humaine, elle "(...)ne concerne pas ce qui est  ou se produit nécessairement, non plus que ce qui existe par un effet de la seule nature (...)". (Éthique à Nicomaque). Elle renvoie à une capacité du sujet, elle " (...) a pour caractère de faire naître une oeuvre et recherche les moyens techniques et théoriques de créer une chose appartenant à la catégorie des possibles et dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l'oeuvre exécutée." C'est cette capacité de l'être humain d'inventer une réponse que l'on peut appeler l'intelligence. L'homme est donc loin d'être démuni, puisque s'il possède peu ou pas de réponses toutes faites, il a la capacité d'en inventer à loisir, ce qui lui procure finalement une beaucoup plus grande faculté d'adaptation, et d'une adaptation à double sens, de lui à son environnement, mais aussi de son environnement à lui-même.
L'intelligence est donc d'abord "pratique". Il ne s'agit pas en un premier temps de construire des systèmes explicatifs, mais de créer des dispositifs concrets, des objets efficaces. Avant de spéculer, il faut survivre, et l'intelligence s'affronte d'abord aux problèmes pratiques. Ainsi, de la même manière qu'il estime que le langage et la perception ont d'abord une fonction pratique, utilitaire, Bergson estime que l'intelligence est d'abord technicienne, avant d'être théoricienne. Jouant sur la terminologie officielle, il dit de l'homme qu'il est homo faber ( homme qui fabrique), avant d'être homo sapiens (homme qui sait). " En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle (...). En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication." (L'évolution créatrice). On peut, selon lui, penser que l'histoire politique à laquelle nous attachons de l'importance, a en fait beaucoup moins d'importance que l'histoire des techniques. L'histoire de l'homme est d'abord celle de sa réalisation dans son rapport au monde. " Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui span cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge." (L'évolution créatrice).

La technique n'est donc pas dès le départ liée à la science. Elle peut avoir un caractère magique prononcé, ce qui ne l'empêche pas pour autant d'être éventuellement efficace. Certaines potions faites selon des rites farfelus, accompagnés de paroles magiques (car telle est la force du langage), avec des composants valant surtout pour leur forte valeur psychanalytique (style bave de crapaud), n'en sont pas moins parfois efficaces, et pas seulement par leur effet placebo. On peut repérer dans l'histoire des techniques évoluées qui ne sont pas issues de sciences. Ainsi des objets techniques très élaborés comme la pirogue, l'arc et la flèche, ont été construits sans aucune des bases scientifiques qui nous paraîtraient de nos jours indispensables à leur conception. Mais aussi certaines activités qui de nos jours ont statut de science, ont d'abord existé comme techniques non fondées sur une construction théorique (comme les résultats des mathématiques égyptiennes, avant Pythagore. L'efficace est parfois le résultat du hasard (par essais et par erreurs, au fil des ans, on finit par dégager les solutions efficaces), mais il se peut aussi qu'il soit le résultat d'un réel travail de pensée qui n'a pas pleinement pris conscience de lui-même, qui n'est pas pleinement capable de s'expliciter. Les premières techniques ont a posteriori l'immense intérêt de montrer comment une pensée émerge laborieusement du sein de l'impensé, et ne parvient que lentement à la claire expression d'elle-même. " Il semble que toutes les idées positives de ces temps-là soient enfermées dans les outils et que l'on ait point su les en tirer." (Alain)

La science est historiquement souvent issue de la technique. Ce sont les crues du Nil, qui dévastaient à chaque fois tous les repères sur le terrain, qui ont rendu nécessaire la technique de l'arpentage, qui a à son tour donné naissance à la géométrie. En Grèce antique, c'est une affaire très commerciale de jaugeage des tonneaux, qui a mis, par le constat de l'incommensurabilité de la circonférence au diamètre du cercle, sur la voie de la découverte des nombres que nous appelons maintenant irrationnels. C'est un officier aux préoccupations très techniques,Carnot, qui devint au dix-neuvième siècle, le fondateur de la thermodynamique. Mais si la science est éventuellement issue de la technique, elle n'en est pas pour autant le prolongement, puisqu'elle est au contraire en rupture avec la pratique intuitive spontanée qui est généralement le fait des techniques initiales. D'ailleurs, d'une certaine manière, la réussite technique est peu propice à un progrès scientifique conséquent : tant que "ça marche", à quoi bon se poser des questions, et chercher des complications ? C'est plutôt l'échec technique qui est moteur de la science. C'est parce que les spanainiers de Florence ne parvenaient plus à siphonner les bassins au-dessus de dix mètres trente-trois, que Torricelli et Galilée en vinrent à concevoir la notion de pression atmosphérique. C'est en partie parce que l'expérience de Michelson et Morney (en 1881) était un échec qu'Einstein conçut la relativité.

La science produit des techniques d'un nouveau genre

La science amène de nouvelles possibilités techniques qui non seulement ne pouvaient qu'être préalablement  imprévisibles, mais qui restent souvent encore insoupçonnées au moment même où les éléments qui vont les rendre possibles se mettent en place. Au moment de la découverte par Hertz des ondes électromagnétiques, on n'en prévoit aucune utilisation, et les premiers essais de liaisons radio ont passé pour des curiosités auxquelles on ne prévoyait aucun avenir pratique. L'invention des nombres complexes, dits imaginaires, est d'abord passée pour une curieuse fantaisie mathématique, basée sur une sorte de besoin esthétique de vouloir qu'une équation du second degré ait toujours deux solutions. Ce n'est qu'ultérieurement qu'on prit conscience de leur caractère indispensable pour maîtriser la technique des courants alternatifs. La science ouvre de nouveaux champs de rationalité, de plus en plus éloignés du caractère intuitif immédiat, et donne ainsi naissance à des techniques qui se trouvent en rupture complète avec les techniques issues d'une continuation de nos pratiques initiales.

La technique d'origine scientifique opère une rupture avec la technique plus primitive, qui consistait en une amélioration de procédés naturels (voir la notion de rupture épistémologique et l'exemple de la télécommunication). Cette rupture peut même prendre l'allure d'une complète inversion, et l'on comprend alors tout le chemin intellectuel qu'il y a à parcourir pour y parvenir. Par exemple, de la bougie (ou de la lampe à pétrole, etc.) à la lampe électrique, il y a un retournement complet : la bougie éclairait en brûlant, l'ampoule à incandescence éclaire en empêchant de brûler. En ce qui concerne la technique d'origine scientifique, " il faut bien reconnaître que les solutions se trouvent en rupture totale avec une simple amélioration du sensible. Il est besoin ici de faire autre chose. Et pour cela, il faut avoir compris bien des choses. Il faut coordonner rigoureusement des expériences qui n’appartiennent pas à la nature naturelle, mais qui sont constituées rationnellement à partir de véritables théorèmes exprimés dans une mathématique rigoureuse. La réalisation finale apparaît comme une concrétisation des valeurs rationnelles." (Bachelard, L'engagement rationaliste).

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Le bluff technologique

La technique étant un "ensemble de procédés bien définis destinés à produire certains résultats jugés utiles " (Lalande), elle n'est en principe que moyen au service de fins qu'elle n'a pas compétence de définir. Or il apparaît bien vite, selon une perversion assez commune dans le fonctionnement usuel des moyens, qu'elle finit par imposer insidieusement ses propres fins. Rousseau estimait déjà que la technique ne se contentait pas de régler des problèmes, mais qu'elle imposait de nouveaux besoins. " (...) les hommes jouissant d'un fort grand loisir l'employèrent  à se procurer plusieurs sortes de commodités  inconnues à leurs pères; et ce fut là le premier joug qu'ils s'imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu'ils préparèrent à leurs descendants; car outre qu'ils continuèrent ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces commodités ayant par habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce, et l'on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder. " (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes).

La notion de progrès comporte celle d'amélioration, mais quand on parle de progrès en général, et de progrès technique en particulier, on omet généralement de poser la question d'une mesure, ou, à défaut, d'une appréciation globale, de cette amélioration. On peut par exemple penser que l'invention de l'automobile apporte un progrès indéniable à la liberté humaine, en ce qu'elle permet une appropriation privée d'espaces lointains, en un laps de temps qui reste généralement compatible avec les autres exigences de la vie. Mais s'en tenant là, on est loin de faire un bilan global, qui seul permettrait une appréciation impartiale. On peut par exemple se poser la question de la vitesse réelle, toutes choses prises en compte, d'une voiture. Car quand on dit qu'on a parcouru cent kilomètres en une heure, c'est un compte abstrait, dans la mesure où l'on oublie alors de comptabiliser  tout le temps de travail préalable et ultérieur qui a été nécessaire pour pouvoir en arriver à cet acte isolé de son contexte. Combien de temps de travail pour construire la voiture (ou pour l'acheter), combien de temps (individuel ou collectif) pour remplir les diverses exigences, matérielles ou conventionnelles, comme fourniture du carburant, frais divers (construction en entretien des routes, frais liés aux accidents, entretien des véhicules, assurance, "vignette", etc.) ? Le décompte du temps réel global nécessaire risque de réserver des surprises. Quand Ivan Illitch et son équipe, dans les années 70, entreprennent ce décompte, ils parviennent au résultat que la vitesse réelle est comparable à celle d'un piéton. Le progrès consiste alors en une occupation et une répartition différente du temps, qui resterait à analyser. En sus, il faut prendre en considération les inévitables nuisances provoquées par toute technique, particulièrement importantes dans notre exemple : accidents, pollution sonore et chimique, destruction de milieux naturels, embouteillages et mode de vie stressée, etc. Ce à quoi il faudrait peut-être rajouter l'illusion touristique d'une appropriation fictive d'un espace qui n'a pas vraiment été "habité", et est plus ou moins resté pur spectacle.

La technique triomphante tend à opérer un renversement entre la fin et les moyens. Ainsi la logique de l'outil est-elle tout autre que celle de la machine. Hannah Arendt fait ainsi remarquer que l'outil vient s'inscrire dans la logique des gestes du travailleur, leur donnant une efficacité et une puissance supérieure. A l'inverse, c'est au travailleur de s'inscrire dans la logique de la machine. " Tandis que les outils d'artisanat à toutes les phases du processus de l'oeuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu'il adapte  le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique." (Condition de l'homme moderne). Plus profondément, on pourrait penser que le problème des fins relève d'une définition morale (avant de se poser la question de comment faire, s'interroger sur le pourquoi, et donc sur le but poursuivi). Or la technique tend à vouloir s'émanciper de la morale, et à se faire son propre juge. " La technique se jugeant elle-même se trouve dorénavant libérée de ce qui a fait l'entrave principale à l'action de l'homme : les croyances (...) et la morale." (Jacques Ellul, Le système technicien). On en arrive alors à ce qu'on appelle la technocratie : " (...) la puissance et l'autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour ce temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s'accorde avec lui." (Le système technicien).

La main, le langage et la technique

Si l'intelligence est d'abord pratique et technicienne comme le dit Bergson, le premier "organe" de l'intelligence adulte est alors la main (car l'enfant commence à appréhender le monde avec sa bouche). En effet la main est le premier instrument "naturel" dont l'homme se sert pour manipuler. De simple extrémité d'un membre destiné à prendre appui sur le sol (comme l'enfant et le singe l'utilisent encore), elle devient, à partir du moment où l'on sait se dresser, instrument de préhension, et consécutivement d'appréhension, par le fait qu'elle devient susceptible de se refermer sur un objet et de le manier avec une certaine dextérité (qui demande apprentissage).  Cette habileté repose notamment sur une possibilité essentielle, celle d'opposer le pouce aux autres doigts. Cette propriété technique comporte une implication rationnelle de la plus haute importance : celle de mettre en place un dispositif relationnel par le rapport entre les différents doigts. L'homme apprendra par la suite à rendre encore plus complexes les possibilités combinatoires, en apprenant l'indépendance de ses doigts (dactylographie, piano, etc.).

La technique est d'emblée liée à une pensée qui établit des relations, même si cette pensée, comme déjà dit, n'est pas tout de suite capable de s'expliciter pleinement. On peut s'imaginer dans l'abstrait qu'il serait possible de concevoir une éducation technique "muette", uniquement basée sur un apprentissage de gestes. Mais en fait, tant du côté de l'instructeur que de l'élève, cet apprentissage met automatiquement en jeu la notion de symbole. Des gestes occasionnels pourraient être strictement liés à une situation donnée et ne pas lui survivre. Dans la technique, il y a une permanence qui subsiste au- delà d'une situation particulière, il y a donc bien une structure qui persiste à travers des cas "concrets" différents, on est donc nécessairement dans l'ordre de la fonction symbolique. C'est pourquoi Leroi-Gourhan affirme que là où il y a technique, il y a nécessairement langage. " La fabrication et l'usage du chopper ou du biface (outils primitifs en pierre) relèvent d'un mécanisme très différent (de celui de la technique des grands singes), puisque les opérations de fabrication préexistent à l'occasion d'usage et puisque l'outil persiste en vue d'actions ultérieures. La différence entre le signal et le mot n'est pas d'un autre caractère, la permanence du concept est de nature différente mais comparable à celle de l'outil." (Le geste et la parole). C'est pourquoi ce spécialiste de la question prétend qu'il existait nécessairement un langage des hommes préhistoriques, à partir du moment où ils possédaient une technique : " Le lien organique paraît assez fort pour qu'on puisse prêter aux Australopithèques et aux Archanthropes un langage de niveau correspondant à celui de leurs outils." (Le geste et la parole).

Technique et ontologie

"S'amollir le corps et l'esprit", dit Rousseau (voir plus haut). Sous l'aspect un peu moralisateur de la formule, il faut saisir un point essentiel, à savoir que la technique s'interpose entre nous et la brutalité du réel, ce qui est à double tranchant. D'un côté, il n'y a certes pas de raison de se complaire dans un masochisme prétendant s'accrocher à une pseudo-naturalité d'un rapport au réel rugueux, mais d'un autre, nous devenons ainsi dépendants de dispositifs d'origine humaine que nous ne maîtrisons pas nécessairement à titre individuel,  devenons ainsi dépendants, et perdons donc le pouvoir personnel sur notre rapport au réel. La technique peut ainsi devenir moyen politique pour nous déposséder de notre propre monde, une mise en esclavage par dépossession du rapport au réel. Nous sommes ainsi maintenus captifs, notre vie dépendant, ou semblant dépendre de dispositifs sur lesquels nous avons nettement moins de pouvoir que sur les situations initiales qu'ils sont censés améliorer. On peut ainsi, comme le fait Heidegger,  considérer l'État totalitaire comme une conséquence de la technique. Petit à petit, explique-t-il, nous ne vivons plus directement dans la nature, et pas plus dans la société, mais dans un environnement d'objets techniques qui s'interposent. Le téléphone par exemple (et que dire d'internet ! ...) substitue à une présence charnelle, avec tout ce qu'elle comporte de signaux subtils, d'interactions muettes, une voix désincarnée, de plus souvent endiguée dans des protocoles de communication plus étroits et plus standardisés que ceux de l'échange intersubjectif "in vivo".

La naissance d'une "chose" est l'émergence d'une forme nouvelle dans une matière qui existait déjà, à un moment et à un endroit précis (ce qui implique qu'il n'y a donc pas de choses universelles existant réellement, ce qui est la thèse centrale du nominalisme). Mais il y a une grande différence entre ce que nous appellerons un objet "naturel" et un objet technique. Lorsque se forme de la glace, une forme nouvelle apparaît, et remplace la précédente qui disparaît totalement. Ce n'est pas le cas de l'objet technique, pour lequel la nouvelle organisation " se contente de joindre ou de disjoindre des parties, c'est-à-dire de déplacer des choses dont les formes, déjà existantes, sont seulement intégrées, distribuées pour constituer un étant nouveau. La nouveauté n'est donc pas celle d'une forme, seulement celle d'une disposition nouvelle des formes existantes.(...) Juxtaposition, imbrication, combinaison : Ockham penserait donc la technique comme un montage " (Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham le singulier). Et l'auteur cite Ockham lui-même : " Car l'artisan  ne fait rien, sinon mouvoir localement; or, ce faisant, il ne cause pas une nouvelle chose mais fait seulement être la chose en un lieu où elle n'était pas auparavant." (Summulae in libros physicorum). Il y a donc une hétérogénéité de l'objet technique : son fonctionnement relève d'un niveau qui n'est que celui de l'agencement, dont la signification trouve sa source non pas dans l'objet, mais dans l'esprit des hommes qui l'ont conçu; sa matérialité relève par contre bien de l'objet, bien qu'elle soit pour nous, (et donc pour l'objet en tant qu'objet technique) inessentielle. En tant que technique, l'objet trouve sa signification en dehors de lui-même, puisqu' il s'agit de " (...) créer une chose appartenant à la catégorie des possibles et dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l'oeuvre exécutée."(Aristote, Éthique à Nicomaque).

Suggestions de lectures

* Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, I. La question de la technique.
* André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, I. Technique et langage.
* Jacques ELLUL, Le bluff technologique.
* Texte d'Ivan Illitch : Energie et équité.
* T.P.I. (travaux pratiques intempestifs) sur la technique.

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Par l'auteur de cette page, quelques textes un peu moins éducatifs, et qui néanmoins valent le détour : les recueils de nouvelles.


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