prononciation

Peirce titre

1839 - 1914

Texte de Peirce :
L'espace, ni la durée, ne sont des sensations données.

O

n peut invoquer un argument similaire en ce qui concerne la perception de l'espace à deux dimensions. Ce paraît être une intuition immédiate. Mais si nous devions voir immédiatement une surface étendue, notre rétine devrait elle-même s'étaler comme une surface étendue. Tout au contraire, la rétine est constituée d’innombrables pointes tournées vers la lumière, et dont les distances qui les séparent sont décidément plus grandes que le minimum visible. Supposons que chacune de ces terminaisons nerveuses transmette la sensation d'une petite surface colorée. Il n'empêche que, même alors, ce que nous voyons immédiatement doit être non pas une surface continue, mais une collection de points. Qui pourrait découvrir cela par simple intuition ? Au contraire, toutes les analogies du système nerveux s'opposent à la supposition que l'excitation d'un seul nerf puisse produire une idée aussi compliquée que celle d'un espace, si petit soit-il. Si l'excitation d'aucune de ces terminaisons nerveuses ne peut véhiculer immédiatement l'impression d'espace, l'excitation de toutes ne le peut davantage. Car l'excitation de chacune d'elles produit une impression (conformément aux analogies du système nerveux) ; en conséquence, la somme de ces impressions est une condition nécessaire de n'importe quelle perception produite par l'excitation de toutes ; en d'autres termes, une perception produite par l'excitation de toutes est déterminée par les impressions mentales produites par l'excitation de chacune. Cet argument se voit confirmé par le fait que l'on peut parfaitement rendre compte de l'existence de la perception de l'espace par l'action de facultés dont on connaît l'existence, sans supposer qu'elle soit une impression immédiate. À cette fin, nous devons garder à l'esprit les données suivantes de la psychophysiologie :
L'excitation d'un nerf ne nous renseigne pas, par elle-même, sur l'endroit où se situe l'extrémité de celui-ci. Si, par une intervention chirurgicale, certains nerfs ont été déplacés, les sensations qui nous viennent de ces nerfs ne nous renseignent pas sur le déplacement. 2. Une sensation unique ne nous renseigne pas sur le nombre de nerfs ou de terminaisons nerveuses excités. 3. Nous pouvons distinguer entre les impressions produites par les excitations de terminaisons nerveuses différentes. 4. Les différences d'impressions produites par des excitations différentes de terminaisons nerveuses similaires sont similaires. Qu'une image momentanée vienne s'inscrire sur la rétine. En vertu de 2, l'impression ainsi produite sera indiscernable de ce qui aurait pu être produit par l'excitation de quelque nerf isolé concevable. Il n'est pas concevable que l'excitation momentanée d'un nerf isolé puisse donner la sensation d'espace. Par conséquent, l'excitation momentanée de toutes les terminaisons nerveuses de la rétine ne peut, ni immédiatement, ni médiatement, produire la sensation d'espace. Le même argument s'appliquerait à n'importe quelle image immobile sur la rétine. Supposons, cependant, que l'image se déplace sur la rétine. Alors l'excitation particulière qui, à un instant donné, affecte une terminaison nerveuse en affectera une autre à l'instant suivant. Ces excitations vont véhiculer des impressions qui sont très semblables en vertu de 4, et qui peuvent être malgré tout distinguées les unes des autres, en vertu de 3. Les conditions permettant de reconnaître une relation entre ces impressions sont donc bien là. Comme il y a cependant un très grand nombre de terminaisons nerveuses qui sont affectées par un très grand nombre d'excitations successives, les relations entre les impressions qui en résultent vont devenir d'une complexité presque inconcevable. Or c'est une loi connue de l'esprit que, lorsque des phénomènes d'une extrême complexité se présentent, mais qui pourraient être réduits à un ordre ou à une simplicité immédiate par l'application d'une certaine conception, cette conception apparaît tôt ou tard pour s'appliquer à ces phénomènes. Dans le cas considéré, la conception de l'extension réduirait les phénomènes à l'unité, et ceci, par conséquent, rend parfaitement compte de sa genèse. Reste seulement à expliquer pourquoi on n'appréhende pas plus clairement les cognitions antérieures qui la déterminent. Pour expliquer ceci, je renverrai à un article sur une nouvelle liste de catégories, paragraphe 5, en ajoutant simplement ceci : de même que nous savons reconnaître nos amis à certaines apparences, bien que nous soyons incapables de dire ce qu'elles ont, et n'ayons aucune conscience du raisonnement qui se déroule, de même, chaque fois que le raisonnement est pour nous facile et naturel, ses prémisses, si complexes soient-elles, sombrent dans l'insignifiance et l'oubli proportionnellement au caractère satisfaisant de la théorie qui s'appuie sur elles. Cette théorie de l'espace est confirmée par cette circonstance qu'une théorie en tout point similaire est impérativement requise par les faits en ce qui concerne le temps. Que l'on puisse sentir immédiatement le cours du temps est à l'évidence impossible. Car, en ce cas, il doit y avoir à chaque instant un élément de ce sentiment. Mais dans un instant, il n'y a pas de durée ; et partant, aucun sentiment immédiat de durée. Par conséquent, aucun de ces sentiments élémentaires n'est un sentiment immédiat de durée ; et partant, leur somme totale, non plus. Au contraire, les impressions reçues à tel ou tel moment sont d'une très grande complexité - puisqu'elles contiennent toutes les images (ou éléments des images) des sens et de la mémoire, dont la complexité est réductible à une simplicité médiate, au moyen de la conception du temps.

Extrait de "Questions concernant certaines facultés que l'on prête à l'homme", édition des œuvres de Peirce en français aux éditions du Cerf (Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud).

Pour en savoir plus :
T.P.I. sur voir et penser (la tache aveugle).
Le site de l'édition des oeuvres de Peirce (en anglais).
L'édition des oeuvres de Peirce en français aux éditions du Cerf (Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud).
Claudine Tiercelin, C.S. Peirce et le pragmatisme, PUF
Charles Sanders Peirce, Le raisonnement et la logique des choses, PUF (un peu difficile, mais accompagné d'une longue introduction biographique et philosophique)

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Par l'auteur de cette page, quelques textes un peu moins éducatifs, et qui néanmoins valent le détour : les recueils de nouvelles.


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