Les ballets russes Le ballet n'est guère prisé alors dans la culture américaine. Plutôt que de s'en prendre frontalement à un préjugé bien ancré, on va faire un détour par un aspect plus compréhensible : la beauté des costumes. La presse va être mobilisée sur le thème des tissus, des couleurs, des styles, de l'élégance. Le goût du ballet s'ensuivra, comme conséquence secondaire.
Le concours de sculpture de savon Comment vendre plus de savon que nécessaire, et comment mobiliser les foules pour une marque particulière ? Payé à partir de 1924 par Proctor et Gamble, Bernays va inventer
un concours de sculptures sur barres de savon de marque Ivory qui fonctionnera pendant près de quatre décennies. Outre que cela en soi va provoquer l'achat de millions de barres supplémentaires (les écoles participent également), on obtiendra deux effets "secondaires" : la fixation d'une image sympathique du savon aux yeux des enfants (autrement pas nécessairement facile à obtenir... ), le fait que, désormais, qui pense savon, pense immédiatement "Ivory".
Œufs et bacon au petit déjeuner L'industrie agro-alimentaire, comme on dit de nos jours, trouve que le traditionnel café ou jus d'orange matinal constitue une consommation insuffisante. Si ce sont les
producteurs qui le disent directement, ils peuvent susciter la méfiance des consommateurs. Comment faire ? L'instance tierce et la surdétermination. Côté
tierce intervention, consultation de nutritionnistes (déclarés tels pour la circonstance) chargés d’établir qu’un petit déjeuner substantiel est préférable pour la santé (pas de problèmes, vous ne manquerez jamais d'experts qui trouveront les arguments et les expériences étayant les conclusions que vous leur avez préalablement fournies, ça se fait aussi bien dans le commerce qu’en politique, il faut bien vivre …). Ensuite envoi de l’enquête indépendante à quelques milliers de médecins qui vont assurer gratuitement la promotion, bien contents d’avoir une belle documentation scientifique toute cuite… Voilà pour le côté scientifique de l'affaire. Mais comme un argument rationnel risque toujours d'être insuffisant, surdétermination oblige, redoublons la motivation par une petite titillation de la fibre patriotique. Toute nation qui se respecte a son petit déjeuner typique, au même titre qu'elle a un hymne national. Le "bacon and eggs" va donc être promu véritable petit déjeuner de l'américain authentique.
Les gaietés du président Coolidge Les américains ont su bien avant nous que la seule chose vraiment importante pour un président, c'est son image. Après les ennuis de sonprédécesseur Harding, Coolidge doit d'abord présenter l'image d'un homme ordinaire, bon mari, quasi un peu ennuyeux. Une fois l'idée en place, on va montrer qu'on a en fait affaire à un homme très agréable. Alors, fêtes à la Maison Blanche. Tout les gens qui comptent (ceux qui sauront relayer) sont là : Hollywood, journalistes, caméras. Le président Coolidge est finalement une personne si intéressante...
Light's Golden Jubilee. Bernays est chargé d'organiser la célébration du cinquantième anniversaire de l'invention de l'ampoule électrique par Thomas Edison. En réalité, l'ampoule avait été antérieurement inventée par Joseph Swan, mais les commémorations n'ont pas besoin d'un point de départ réel. De toutes façons, le but est de fortifier les ventes de la "General Electric".
On y associe des personnalités importantes, le président Hoover, Ford, Rockefeller, Marie Curie. On envoie aux journalistes des documentations sur Edison et la lumière par incandescence (avec mention des hauts protecteurs), on tire un timbre-poste, des médailles, on organise des cérémonies locales. Le tout se termine en apothéose le 21 octobre par l'inauguration de l'institut de technologie Edison
de Dearborn par le président Hoover, en présence des éminents soutiens et bien sûr du petit personnel nécessaire : journalistes, photographes, patrons de
presse. Pour frapper par une image forte (en l'occurrence, idée subtile, une absence d'image), coupure de courant symbolique d'une minute un peu partout.
L'enjeu suprême pour Bernays est : le pays doit vivre au rythme de la publicité. |
Santé, beauté et liberté par le tabac. Lors de la première guerre mondiale, les compagnies de tabac
étaient parvenu à faire distribuer des cigarettes en quantité aux soldats. Le résultat est qu'à partir de 1918, la cigarette est devenue symbole de fraternité virile, de la force de l’Amérique. Mais c'est exclusivement une affaire d'hommes. American Tobacco en rajoute en payant des chanteurs d’opéra pour expliquer les bienfaits de la cigarette sur la gorge et la beauté de la voix. L'entreprise s'assure la collaboration de Bernays, qui travaillait avant pour des concurrents. Mais une femme ne fume pas. Les hommes n'aiment pas les fumeuses, il ne faut pas mélanger les genres, cigarette et féminité sont
incompatibles. La plupart des femmes assimilent cet interdit, une femme fumant en public est vulgaire. Ce préjugé fait quand même perdre aux fabricants la moitié du marché ! Comment conquérir ce marché fermé pour de solides motifs idéologiques ? D'abord, se souvenir des analyses de l'oncle Sigmund : le cigarette est par excellence un symbole phallique, par sa forme, par le fait plus délicat qu'on le porte à sa bouche et qu'on aspire. Les femmes, qui ont bien su remplacer les hommes à la production pendant la guerre, et qui revendiquent leur égalité, y ont bien droit. Juste retour des choses auprès des chrétiens qui ont si bien su récupérer les vieilles fêtes païennes, on va détourner la procession de Pâques de 1929 pour en faire une marche de libération des femmes. Quelques volontaires en tête de procession, légèrement triées pour leur physique, sortent leurs cigarettes et les allument devant les caméras, accompagnées du slogan " elles allument des flambeaux pour la liberté ". Les journaux en font leur première page. L'affaire donne du tonus à ceux qui sont pour, et fait vendre de la copie à ceux qui sont contre, tout le monde y gagne. L'émancipation de la femme devient si simple : brûler le phallus, pardon, brûler la cigarette.
A l'aide de quelques associations médicales, on montre que la cigarette, par ailleurs si bonne pour la santé, a en plus l'avantage de remplacer le bonbon, et donc, indirectement, de faire maigrir. Et c'est parti pour la femme maigre comme idéal de beauté. Le temps qu'on y est, on mettra des dentistes dans la course, pour rappeler que ce sont les bonbons qui abiment les dents. Petits problèmes esthétiques, donc importants, la couleur verte du paquet de Lucky Strikes, et le rouge à lèvre qui déteint sur la cigarette. Le deuxième est vite réglé : des embouts de couleur foncée, on ne verra plus beaucoup le rouge, et ça va faire de plus très tendance ... Le premier est plus difficile, car la marque ne veut pas revenir sur tous les efforts qu'elle a eu à créer cette image du paquet vert. Eh bien, si la couleur verte du paquet est inadaptée au monde, et qu'on ne peut pas la changer, il suffit de changer le monde. Solidarité des intérêts aidant, le milieu de la mode se fera un plaisir de faire du vert la couleur de l'élégance. Ainsi le paquet de Lucky Strikes s'harmonisera avec les vêtements, les murs et les meubles. Résumons, la fumeuse est maître du phallus, pose son égalité (voire plus...) avec les hommes, soigne sa santé, son apparence physique, ses dents, et est à la mode. C'est la logique de la surdétermination : que le même symbole serve au maximum de choses.
Le sang guatémaltéque. Modéré et donnant un peu dans le social, Jacobo Arbenz est élu président du Guatemala en 1950. Les paysans manquent de terres. La grande entreprise américaine "United Fruit" en possède de nombreuses, non cultivées, qu'elle refuse de vendre pour conserver le contrôle de la production et des prix, évidemment sans considération aucune pour la misère ambiante. Arbenz fait donc passer une loi qui permet aux paysans d'acquérir les terres à l’abandon. Bernays est alors chargé d’une campagne de dénigrement du gouvernement guatémaltèque, qualifié de communiste et sous influence soviétique (ne jamais hésiter à agiter les épouvantails classiques). Avec une bonne campagne de presse, l'opinion publique devient favorable à une intervention armée. Un coup d’état (pardon, la libération du pays) est rapidement organisé en 1954. Une dictature militaire est mise en place, "United Fruit" retrouve ses justes droits à organiser la misère pour le
maintien des profits. Dommage collatéral mineur, comme on dit de nos jours, les centaines de milliers de gens sans importance emprisonnés, massacrés, torturés, violés, mais pas forcément tout en même temps. On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, et la liberté d'entreprendre vaut bien quelques sacrifices. |